Un petit voyage
On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ?
Nicolas Bouvier
Le poisson-scorpion
Love song III
Quand tisonner les mots pour un peu de couleur
ne sera plus ton affaire
quand le rouge du sorbier et la cambrure des filles
ne te feront plus regretter ta jeunesse
quand un nouveau visage tout écorné d'absence
ne fera plus trembler ce que tu croyais solide
quand le froid aura pris congé du froid
et l'oubli dit adieu à l'oubli
quand tout aura revêtu la silencieuse opacité du
houx ce jour-là
quelqu'un t'attendra au bord du chemin
pour te dire que c'était bien ainsi
que tu devais terminer ton voyage
démuni
tout à fait démuni
alors peut-être...
mais que la neige tombée cette nuit
soit aussi comme un doigt sur ta bouche
Genève, décembre 1977
Nicolas Bouvier a accepté sans hésiter de payer le juste prix que réclame une liberté inconditionnelle - liberté de mouvement et de déplacement sur la surface du globe autant que liberté d'esprit. Le "comme-il-faut" l'agace, le particulier l'attire. Sa vie, il l'a menée en apprentissage continu, curieux de tout. Et si la route s'est parfois montrée éprouvante, eh bien tant mieux; à mesure qu'elle "délite le corps", elle construit l'Homme.
En 1946 il a 17 ans, les frontières s’ouvrent. Il part, traverse l’Europe en cendres et va se perdre quelques mois en Laponie, au nord du cercle polaire. Dans ces étendues faites de peu, il rencontre la terre et ses horizons infinis. A son père qui le laisse faire et l’encourage, il promet un compte rendu du voyage. Pour cela, il emporte ses outils : carnet de notes et appareil photographique. Ces graphies seront à l’origine de l’œuvre.
De 1953 à 1956, il est sur la route qui le mène de Genève à Tokyo. Dans une société occidentale où tout va de plus en plus vite, il prend le temps : celui de l’Orient ; le temps de rencontrer les hommes, leur histoire, la nature des pays qu’ils habitent, leurs musiques et la couleur de leurs yeux. En les sondant, il se sonde ; en les découvrant, il se découvre. Et dans le temps qu’il s’offre, il se forge une écriture de liberté, de bonheur et d’une malicieuse érudition, une écriture qui ne cesse de voyager entre la mémoire, le présent et le carnet de notes, entre l’image prise au gré du voyage et l’image de soi, qui se nourrit de la poussière de la route et de celle des bibliothèques. Dans cet exercice de restitution, il ne reste que l’essentiel, lavé, purifié, débarrassé de l’inutile. Nicolas Bouvier nous donne à voir le monde qu’il a rencontré, simplement, en poète. Avec justesse, il nous rappelle le peu que nous sommes, tous différents, tous uniques et tellement fragiles.
Renié jusqu'à peu pour des raisons obscures, je découvre petit à petit ses récits de voyages qui rejoignent mes images qui reviennent sans cesse en flashback. Ce jeudi en poésie pour les Croqueurs de Mots de Bruno était pour moi l'occasion de le faire connaître un peu plus.